Tribune Libre

Charles M’Ba : « De l’opposition de règlement de comptes à l’opposition de proposition de projets de sociétés »

Charles M’Ba : « De l’opposition de règlement de comptes à l’opposition de proposition de projets de sociétés »
Charles M’Ba, ancien Sénateur du Woleu (Oyem, Nord du Gabon) © 2017 D.R./Info241

L’Institut Mandela présidé par le Dr. Paul Kananura a organisé à Paris un colloque international sur « Les enjeux de l’opposition politique en Afrique » qui s’est tenu le 04 novembre dernier, à l’Assemblée Nationale française. A cet effet, Charles René M’Ba, l’ancien ministre délégué aux Finances, membre éminent de l’Union Nationale (parti de l’opposition gabonaise), a animé une conférence autour du thème : « De l’opposition de règlement de comptes à l’opposition de proposition de projets de sociétés ». Nous vous livrons dans les lignes qui suivent l’intégralité du propos de circonstance de l’ancien Sénateur du Woleu (Oyem).

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Il faut évidemment dire un mot sur une perception possible des enjeux des oppositions politiques en Afrique. A ce qu’il me semble, comme l’Afrique elle-même, les oppositions politiques sur le continent sont confrontées à la fois à l’Essence, et aussi à l’Urgence ! C’est vrai, ce qui est aussi en jeu pour les oppositions politiques en Afrique, c’est naturellement leur capacité à offrir une alternative politique, une alternative crédible, mais aussi leurs existences mêmes, leurs existences en tant qu’oppositions politiques établies et reconnues comme telles, c’est à dire leur acceptation réelle même !

Qu’est ce qui peut rendre cette acceptation possible, automatique ? C’est l’existence ou l’établissement d’un Etat de droit démocratique et républicain. Avant d’aller plus loin, un préalable doit être reconnu et levé. Partout dans le monde entier, la responsabilité de la paix sociale et aussi du progrès économique et social de la communauté nationale, de la nation et du pays incombe à ceux qui dirigent, à ceux qui exercent de droit ou de fait, même de manière totalement illégitime comme cela est admis pour le Gabon. Il est bon de le rappeler parce que l’on pourrait se retrouver dans la position inconfortable d’avoir l’air de stigmatiser ou de fustiger les oppositions en Afrique.

Je crois que ce n’est pas l’objectif de ce colloque qui a pu attirer a priori, des critiques voire des polémiques. Il est déraisonnable de conclure à la pauvreté d’un débat qui n’a pas encore eu lieu. En même temps, c’est le contexte général qui favorise ces excès. Mais nous le savons tous, ce qui est excessif est dérisoire. Dans les oppositions politiques africaines, il faut évidemment de se garder de l’établissement d’un contexte de pensée unique qui exagère la discipline de groupe indispensable !

Chacun de ceux qui vont prendre la parole ici affirmera avec justesse et surtout avec responsabilité, qu’il est fondamental pour l’intérêt général que les oppositions politiques ne cèdent pas à la tentation des règlements de comptes. C’est un appel naturel au sens des responsabilités, au sens de l’Etat. Dans « La valse des éthiques », Alain Etchegoyen dit d’ailleurs ceci : « Les croisades contre la corruption et ses agents multiples s’épuisent dans la dénonciation quand il nous faut de nouvelles énonciations ».

Les oppositions politiques en Afrique sont appelées, comme par ce colloque, à l’Énonciation, à « Énoncer » jusqu’au projet de société ! C’est vrai, c’est bien, c’est juste et c’est même efficace si j’en crois le philosophe. Mais dans la réalité de la vie politique de beaucoup de pays africains, ce pourrait n’être qu’un vœu pieu, un de plus ! Personnellement, je crois que c’est possible mais à une très forte réserve près, et aussi à une condition près ; mais d’abord un préalable !

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L’autre préalable à lever concerne la constitution des oppositions politiques. En Afrique comme partout ailleurs, les oppositions politiques sont constituées de partis politiques d’une part, et de la société civile d’autre part. Les partis politiques sont des « organisations dont les membres mènent une action commune pour donner le pouvoir à une personne, à un groupe, ou pour faire triompher une idéologie ». En Afrique francophone notamment, ils sont davantage des entreprises personnelles, des écuries électorales personnelles ou des mouvances politiques que des organisations structurées autour d’une idéologie qui réponde aux aspirations populaires.

Ils développent donc, naturellement et logiquement, les inconvénients et les insuffisances de cette spécificité. Vision peu claire et projet de société peu crédible ! Quant à la société civile, la définition de la Banque Mondiale établit qu’il s’agit « d’un large éventail d’organisations non gouvernementales et à but non lucratif, qui animent la vie publique et défendent des valeurs de leurs membres ou autres, basés sur des considérations d’ordre éthique, culturel, politique, scientifique, religieux ou philosophique ». Ici, les avantages de la référence à des valeurs, et donc possiblement à une idéologie, trouvent leurs limites dans la circonscription à une préoccupation sociale spécifique à la fois. Une préoccupation qui contribue à l’ensemble, mais qui n’englobe pas l’ensemble des préoccupations pour constituer un projet de prise de pouvoir politique !

La réserve elle, est que tout dépend essentiellement du contexte dans lequel s’expriment les oppositions telles qu’elles peuvent être identifiées. En effet, il en va évidemment différemment selon qu’il s’agisse d’un contexte démocratique ou d’un contexte autoritaire, autoritariste voire dictatorial comme dans mon pays ! La condition est que le passage d’une opposition de règlement de comptes à une opposition porteuse de projets de société ne peut être spontané. Cette mutation exige, demande, nécessite une préparation citoyenne générale et systématique. Peut-être le temps d’une génération ! L’Afrique du Sud de Nelson Mandela a pris une année, avec toutes sortes d’activités culturelles, pour enseigner le sens et l’expression du vote aux futurs électeurs !

« Il n’y a pas d’ambition politique sans esprit de revanche  », c’est J-J Servan Schreiber qui a écrit cela au début des années 90. Il n’a pas tort s’il s’agit de prendre la revanche sur les perturbateurs de la vie sociale que sont entre autres : la misère, la pauvreté, l’illettrisme et l’analphabétisme, le chômage, les injustices, l’Injustice, les abus de droit. Ces revanches-là n’abîment pas le tissu social, au contraire ! La tentation est, à l’opposé, très grande chez tous ceux qui accèdent au pouvoir en provenance de l’opposition de traiter durement les prédécesseurs ; ce pourrait être humain !

Qui ne désirerait laver les brimades, les affronts, les humiliations, l’arrogance, le déni des droits individuels ? Qui ne voudrait venger la mémoire des siens tombés dans la lutte ? Il y faut un effort particulier, voire un dépassement personnel particulier, un sens particulièrement élevé de l’intérêt général et de l’Etat. En tout cas, dans un contexte démocratique, de telles tendances seront contraintes et interdites par la Loi, par le droit, par l’Etat de droit. D’un autre côté, que vivent les oppositions dans un contexte autoritariste, et dictatorial ? C’est l’interdiction de fait de manifester, c’est une répression sanglante et meurtrière des manifestants, c’est l’interdiction d’exprimer une opinion contraire.

S’opposer ne signifie plus proposer une alternative. S’opposer devient une déclaration de guerre au sens militaire du terme. S’opposer doit conduire à la mort juridique, physique ou les deux de l’opposant. C’est un vice-président du Sénat qui reçoit une convocation à la police en pleine conférence de presse sur initiative d’un procureur de la République qui n’en a pas la compétence ; c’est tel responsable politique qui est empêché, sans aucune notification de procédure judicaire de prendre l’avion ; ce sont les partenaires économiques de tel responsable politique qui sont menacés de contrôles administratifs et fiscaux, ce sont les parents de tel autre responsable de l’opposition qui subissent quotidiennement des intimidations !

Une rupture du contrat social par laquelle les dirigeants n’exercent plus leur autorité par délégation. Ils en deviennent l’incarnation, les propriétaires au détriment de la population. C’est cela, les régimes autoritaires que combattent les oppositions politiques en Afrique. Autant dire que ces oppositions sont d’abord des résistances politiques et certainement moins des oppositions politiques « comme on l’entend ». Ici ! Ce sont des résistances, des résistances dans l’esprit de ce que ce pays-ci, la France, a connu en 1940 ! L’idée qui les rassemble est d’abord de se débarrasser du dictateur, se débarrasser d’un système et d’un régime mauvais !

Ce n’est certes pas une occupation étrangère, mais cela n’en est pas moins un contexte d’occupation. Avec un pouvoir exercé par des hommes auxquels le peuple refuse toute légitimité mais qui se donne le devoir premier de s’imposer, de la lui imposer. Avec tous les excès des atteintes aux libertés et aux droits humains, tous les excès des atteintes à la dignité humaine, tous les excès de la mentalité de l’occupation ! Tous ces excès qui nourrissent l’esprit, non plus de revanche mais bien de vengeance, un esprit qui peut donner lieu jusqu’à des ratonnades !

Alors quand finit par venir le changement tant craint, il arrive ce qui est redouté par tous : la vendetta politique, l’explosion généralisée de toutes les frustrations, de toutes les humiliations, de toutes les atteintes, avec, en l’absence d’un Etat de droit, des risques très graves y compris pour l’Humanité entière. Car des ratonnades, on peut les regretter et même les condamner. Il semble cependant qu’il y en ait toujours .... à la « libération » ! On le voit bien, la question qui est posée est bien celle de la gouvernance générale de nos pays et de nos sociétés. Une gouvernance qui doit permettre des alternances pacifiques et civiles, c’est-à-dire harmonieuses ou conformes « à la vie en société organisée » ! Seules l’existence ou la construction d’un Etat de droit démocratique, et pour ce qui concerne mon pays, la construction d’un Etat de droit démocratique et républicain, un Etat républicain, peuvent l’assurer.

Il faut le construire et bien plus encore, il faut l’assimiler, chaque citoyen doit l’assimiler, voire le métaboliser.’ Nous avons pour cela besoin de l’esprit des lois, de l’esprit démocratique et de l’esprit républicain qui ne se décrètent pas ! Il ne faut voir ici aucun clin d’œil à aucune trinité connue par ailleurs ! Oui, les oppositions doivent s’éduquer, s’auto-éduquer, se former à une culture favorable à une gouvernance apaisée. Il n’en reste pas moins que l’initiative et la pratique de la violence sont bien du côté des régimes autoritaristes ou dictatoriaux dont nous devons malheureusement constater l’incapacité foncière à se réformer, du fait du confort apparent que leur procure la servitude des armées, des hommes en armes et des hommes de loi.

Le Président Mitterrand avait dit : « On ne change pas la marque de fabrique d’un homme !  ». Je crois plus que cela, je crois que l’on ne change pas la marque de fabrique d’un régime. On ne change pas la marque de fabrique d’un système ! La marque démocratique qu’il faut diffuser, l’esprit républicain qu’il faut enseigner et pratiquer permettront, seuls, d’obtenir une gouvernance apaisée, une transition apaisée, la paix sociale, la paix civile, un contexte et un climat qui rendent visibles et audibles les projets de sociétés que les oppositions politiques doivent effectivement présenter à leurs concitoyens ! Et de quoi s’agit-il ? Pour les oppositions politiques comme d’ailleurs pour les hommes politiques eux-mêmes !

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Les oppositions politiques ou l’urgence de l’Essence d’alternative politique

Encore une fois, l’Afrique doit, me semble-t-il relever deux défis : celui de l’Essence, celui globalement de la construction, de la reconstruction voire de la refondation de l’Etat et de l’Economie d’une part, et celui de l’Urgence pour endiguer la pauvreté, le chômage et l’emploi des jeunes notamment, la santé et la lutte contre les pandémies, le paludisme, d’autre part. Il doit toujours s’agir pour nous de trouver le meilleur équilibre entre ce qui relève de l’essentiel et ce qui ressort de l’urgence.

Les organisations politiques de l’opposition comme les hommes qui les dirigent devraient pouvoir proposer des projets originaux différentiables et donc personnels pour les dirigeants ; des intentions, des objectifs en forme de réponse originale qui améliore la vie des gens. Des projets qui alimentent l’espérance, au-delà de la seule revanche ! Il me semble que ces projets doivent donner une perspective et pour cela, ils doivent reposer sur un principe de progrès comme la formation des citoyens, l’autosuffisance alimentaire, la défense de l’environnement, ou la réduction de la fracture numérique.

Il est clair qu’un ensemble d’opinions en faveur ou bien en défaveur d’une situation ne saurait constituer un projet ! Pas plus d’ailleurs que les catalogues de mesures à prendre afin de répondre à la détresse des urgences ! Un projet de société me semble devoir être l’expression d’une vision, celle que les organisations politiques qui aspirent à prendre en charge le progrès de la collectivité, doivent présenter aux citoyens. Cette exigence ne concerne pas seulement les oppositions politiques ; il me semble qu’elle concerne aussi bien ceux qui sont aux affaires. Tous ces pays ont besoin de percevoir clairement le cap et la perspective globale d’évolution de la société.

Finalement, que peut-on retenir de toutes ces importantes réflexions collectives. Il est heureux que nous nous accordions aujourd’hui que la démocratie est un facteur de développement. Cela n’était pas évident de le dire au début des années 90, il y a un quart de siècle ! J’en sais quelque chose. Et cependant, alors que l’on parle partout de transition, de la transition écologique, de la transition numérique, la question de la transition démocratique, celle de la période de transition démocratique ne semble pas s’imposer. Et pourtant, les questions que nous évoquons aujourd’hui étaient déjà celles des conférences nationales dans nos pays.

Je veux parler de la transition démocratique, non pas seulement celle des alternances prétendument démocratiques et davantage liées au décor du pluralisme, mais bien de la transition qui permettrait le constat d’une sorte de métabolisation généralisée dans nos pays des règles, des droits et des obligations démocratiques ! Si nous nous accordions sur la nécessité de déclarer une période de transition démocratique, nous aurions alors admis l’essentiel qui est aussi que la démocratie s’apprend, et que l’esprit démocratique s’apprend !

Charles René M’Ba, ancien cadre supérieur d’Elf, de Total puis de Price Waterhouse, il a occupé en 2005 le poste de Directeur Général des Marchés Publics avant de faire son entrée en 2006 au Gouvernement en tant que Ministre délégué aux Finances sous Omar Bongo. Il a été élu au Sénat en 2008, il y siège de 2010 à 2015 avant de démissionner du PDG, parti au pouvoir depuis 1967 au Gabon pour adhérer au premier parti de l’opposition L’Union Nationale, membre de la Coalition pour une Nouvelle République dirigée par Jean Ping.

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