Tribune Libre

Le Cafardgate et les « machinations » du gouvernement gabonais passés au crible

Le  Cafardgate et les « machinations »  du gouvernement gabonais passés au crible
Le Cafardgate et les « machinations » du gouvernement gabonais passés au crible © 2016 D.R./Info241

Sylvère Mbondobari, enseignant chercheur gabonais, dans une analyse documentée par des faits historiques et sociologiques, revient sur la polémique lancée par le gouvernement gabonais, il y scrute « la manipulation de l’opinion publique par des médias à la solde du régime d’Ali Bongo », au sujet des propos osés de l’opposant Jean Ping. Examinant la bataille médiatique à l’orée de la présidentielle de 2016, le comparatiste germaniste appelle les hommes politiques à plus de hauteur et à pacifier le débat public.

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Depuis quelques semaines le monde politique et l’espace public dans son ensemble semblent être pris dans une sorte de schizophrénie collective marquée par une dangereuse défaite de la pensée, pour reprendre l’expression d’Alain Finkielkraut, qui donne libre court à tous les discours possibles autour des propos de M. Ping, ancien ministre, ancien Président l’UA et candidat à la présidentielle de 2016.

Dans une vidéo, rendu public par une chaîne de télévision privée et relayée à une cadence infernale par les réseaux sociaux, M. Ping affirme se préparer à une « expédition pour (se) débarrasser des cafards ». Exactement, il aurait dit : « Chez moi, là-bas à Omboué, quand on s’en va dans une bataille comme celle-là, on va au cimetière, on dit aux morts : on s’en va à la guerre. Levez-vous et accompagnez-nous… Il s’agit d’une véritable expédition pour nous débarrasser des cafards ! » .

Des « cafards » et autres enfumages.

Dans un récent meeting, le candidat à l’élection présidentielle est revenu sur ses propos en précisant tout de même qu’ « On m’accuse d’avoir traité les gens de cafards. Ce qui s’est passé, c’est la chose suivante : partout où je me suis rendu, on m’a remis un balai pour nettoyer le Gabon, pour nettoyer notre maison qui est sale. Il y a même des cafards qui sont cachés dans les armoires. On m’a demandé de nettoyer le Gabon comme dans d’autres pays. Au Burkina Faso, on a appelé « le balai citoyen ».

Donc j’ai dit que nous allons nettoyer le Gabon qui a des saletés, y compris des cafards. Est-ce qu’en disant ça j’ai mentionné quelqu’un ? Pourquoi m’accuse-t-on d’avoir dit des choses que je n’ai pas dites ? ». Au-delà de la situation d’énonciation de ces propos, un meeting politique, le propos est certainement grave et suscite à juste titre des réactions oscillant entre approbation et dénonciation. La réaction la plus emblématique est à cet égard celle du Ministre de la communication et, comme une réponse du berger à la bergère, celle de Maître Mayila.

Le propos est grave parce qu’il attise les tensions dans un débat politique où on parle moins de programme que de personne. Dire de quelqu’un qu’il est un « cafard » c’est le ravalé en dessous de l’humain, ce qui est insultant. De ce point de vue, le rappel à l’ordre du Conseil National de la Démocratie est plus que justifié. Toutefois, au-delà de la formule qui est certes malheureuse pour un homme politique de ce calibre, la justification quelque peu légère a du mal à convaincre, une question de fond se pose : Peut-on véritablement lire derrière cette assertion une incitation à la haine, plus précisément à la haine ethnique ?

Ces termes sont-ils, comme l’affirme M. le ministre de la communication, « sans équivoque, qui rappellent certaines tragédies de l’histoire de l’humanité. Adolf Hitler traita les Juifs de cafards, il eut six mille morts pendant la Seconde Guerre mondiale (sic). Plus près de nous, des extrémistes Hutu traitèrent les Tuttis de cafards et il eut le génocide rwandais avec ses 800 mille morts (sic) ». S’il est certain que M. Ping a atteint son objectif en termes de communication politique, puisqu’il est au centre de tous les débats et se présente, en définitive, comme l’adversaire le plus sérieux du pouvoir en place, on peut se poser la question des liens évoqués entre la représentation du « cafard » chez M. Ping et celle du Ministre de la communication.

Comparaison n’est pas raison, disait à juste titre Etiemble. Quelles sont les termes de la comparaison ? Quelle est le domaine de comparabilité qui permet une telle association ? L’expression « expédition pour (se) débarrasser des cafards » suffit-elle pour faire appel au génocide des Juifs pendant la Seconde Guerre mondiale et à celui des Tutsis du Rwanda ? Pour les besoins de la cause, il est utile de se reporter aux origines de ces deux systèmes, même de manière succincte, pour en saisir les fondements.

Machinations politiques et médiatiques vs prise de hauteur du débat public

Premièrement, on sait qu’Adolf Hitler rédigea au début des années 1930 Mein Kampf, livre dans lequel il énonçait les principes de régénération d’une race aryenne supérieure aux autres et destinée à dominer le monde. Son action prenait ses fondements sur un antisémitisme fortement ancré dans les sociétés occidentales et en Allemagne depuis des siècles. L’Allemagne humiliée après la Première Guerre mondiale, épuisée par les réparations cherchait un leader charismatique pour mettre fin à ce qu’elle qualifiait de diktat. Hitler fut ce leader.

L’ambition hégémonique et la racialisation du discours politique sont aux fondements de son action politique. Il est difficile de penser que le Gabon se trouve dans la situation de l’Allemagne des années 1930 et que Ping est une réincarnation d’Hitler. Historiquement, ce n’est pas sérieux de l’affirmer ; intellectuellement, c’est une stupidité. Cette confusion est dangereuse. Pour faire vite, je renvoie simplement aux textes de Hannah Arendt sur la mythologie du pouvoir dans les régimes autoritaires et despotiques.

Deuxièmement, les violences et les manipulations ethniques qui ont conduit au génocide rwandais sont la conséquence d’un contexte sociohistorique spécifique et d’une histoire de haine raciale et ethnique exacerbée par les puissances coloniales et reprises par les pouvoirs postcoloniaux après la révolution sociale de 1959 qui a vu au Rwanda la majorité de la population, appartenant à l’ethnie hutue, déposséder du pouvoir la minorité tutsie.

Cette haine a été théorisée par l’idéologie coloniale, d’abord allemande, puis belge. Il faudrait lire les textes de Pagès et de Schumacher sur la caractériologie au Rwanda et les travaux de Semujanga Josias sur les origines du génocide rwandais pour comprendre la situation rwandaise. A la lecture de ces différents textes, il ne me semble pas que notre pays soit de près ou de loin dans une telle configuration sociopolitique. L’essence d’un génocide est précisément dans la planification, l’ancrage idéologique et la haine viscérale de l’autre en tant que communauté ethnique.

Il s’agit d’une négation de l’autre, j’insiste là-dessus, en tant que communauté ethnique et identitaire. Dans le cas des propos de M. Ping, il serait difficile de nommer la communauté ethnique désignée par le mot « cafard ». En d’autres termes, qui sont les Juifs ou les Tutsis de M. Ping ? Mais pourquoi faire ce tragique lien alors que notre éducation nous livre d’autres associations moins dramatique mais plus réaliste ? À pousser trop loin le soupçon, et à surévaluer les effets du discours de M. Ping on aboutit à des contre-vérités historiques.

L’imaginaire gabonais est peuplé d’un bestiaire suffisamment riche pour que l’on puisse s’en inspirer. Dans cette polémique, il me semble que les catégories de la raison, de l’entendement et de l’imagination ont été bouleversées pour la défense des intérêts particuliers. Reconnaissons-le tout de suite, la stratégie de la peur comme arme politique et levier de masse, pour inculquer une peur diffuse dans l’opinion ne peut servir la cohésion nationale.

Le génocide est la peur la plus violente que nous puissions éprouver car si les autres formes de violence sont terribles, elles sont évidemment moins spectaculaires qu’une mort de masse, planifiée, annoncée, et aujourd’hui, encore plus qu’hier, mise en scène. Je conseille à ceux qui en parlent avec « science », à défaut de lire les textes de Primo Levi, de regarder les films Shoah, Holocauste ou La Liste de Schindler. Pour ma part, le politique devrait s’abstenir de surfer sur les peurs et privilégier les débats de fond sur la situation économique et sociale de la Nation.

Dans un pays où les citoyens subissent des violences politiques et spirituelles, où la violence économique et sociale fait partie du quotidien du plus grand nombre, l’homme d’Etat, l’élite politique et intellectuelle, se devrait de rassurer la communauté et de se situer au-dessus du populisme et des débats sans fondements. Il faut dire que de tel raccourci intellectuel n’honore personne. Ceux qui nous lisent ou nous écoutent doivent s’offusquer avec quelle légèreté nous parlons des drames de l’Histoire.

La politique ne permet pas Tout. Sur les réseaux sociaux ou dans des causeries politiques se succèdent des « experts » qui véhiculent quasiment tous une théorie du chaos comme s’ils sortaient de la lecture d’un manifeste appelant à la haine raciale. A partir de quel lieu scientifique parlent- ils pour faire ce lien entre « expédition pour (se) débarrasser des cafards » et préparation d’un génocide ? Il manque assurément une distance critique dans les analyses. La réponse devrait être plus nuancée, plus pédagogique.

En toute rigueur, faire d’une insulte un génocide, c’est faire preuve d’un manque de recul et de discernement intellectuel. A titre comparatif, lors d’une visite à La Courneuve en juin 2005, Nicolas Sarkozy, à l’époque Ministre de l’Intérieur, affirmait : « Dès demain, on va nettoyer au Kärcher la cité. On y mettra les effectifs nécessaires et le temps qu’il faudra, mais ça sera nettoyé ». Le propos était grave et choquant. Il n’a pourtant pas fait l’objet d’une plainte pour appel à la haine raciale.

Un génocide est quelque chose de si grave et de si complexe que l’on ne peut en parler qu’avec beaucoup de retenu ; à moins de confirmer la thèse de Finkielkraut pour qui, l’incapacité de nos contemporains de se former la sensibilité et le jugement au contact des plus grandes œuvres, de façon à apprendre à penser par eux-mêmes est le plus grand danger de notre époque. Cette défaite de la pensée est à l’origine de nombreuses confusions.

Sylvère Mbondobari, maître de conférences en littérature générale et comparée, enseignant à l’UOB, professeur invité à l’Université de la Sarre (Allemagne).

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