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Tita Nzebi : « From Kolkata » ou l’album de la confirmation

Tita Nzebi : « From Kolkata » ou l’album de la confirmation
Tita Nzebi : « From Kolkata » ou l’album de la confirmation © 2019 D.R./Info241

Dans ce carnet de voyage musical, l’universitaire et essayiste Marc Mvé Bekale nous invite à la découverte du second album de la chanteuse gabonaise Tita Nzebi. Un nouvel opus qui a littéralement séduit l’auteur qui n’hésite pas à qualifier l’album comme étant celui de la consécration de cette artiste gabonaise qui évolue dans l’hexagone. Lecture.

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L’été est une saison d’évasion. Une saison propice au voyage. Les routes, les aéroports et les gares sont pris d’assaut. L’effet de serre étouffe la terre ! Les Européens n’en ont cure. Ils parcourent le monde d’est en ouest, du nord au sud, en quête d’aventures, de repos et d’exotisme.

Afro-Européen, je n’échappe pas au grand rush estival. Pour moi, cette période est une occasion d’explorer l’Europe, que j’ai sillonnée en voiture du Portugal en Scandinavie. J’ai visité le Royaume-Uni jusqu’au fin fond de l’Ecosse, les trésors romains d’Italie, des musées consacrés à l’histoire des Vikings au Danemark, en Norvège et en Suède. J’ai été salué Laurent Gbagbo aux Pays-Bas, un territoire désolant de platitude géographique.

Cet été, je me suis rendu pour la troisième fois au pays basque espagnol, puis en Bavière, la partie méridionale de l’Allemagne, dont les forêts de conifères sont d’une beauté lugubre et effrayante tant elles abritent des sous-bois très sombres. Je me fais toujours accompagner dans ces barouds par une pile de Cds comprenant différents genres musicaux. C’est à l’occasion de ce type de voyage que j’ai redécouvert la musique de Pierre-Claver Zeng, à laquelle je devais consacrer un ouvrage entier ― Pierre-Claver Zeng et l’art poétique fang : esquisse d’une herméneutique (2001).

La pochette du nouvel album de la chanteuse

Dans la cdothèque m’accompagnant au pays basque espagnol en juillet dernier, « From Kolkata », le dernier album de la chanteuse gabonaise Tita Nzébi, installée à Paris depuis quelques années, figurait en bonne place des disques à découvrir. Et ce fut l’émerveillement.

Sur mon blog, « La conscience d’une plume », affilié au journal en ligne Médiapart, j’avais déjà chroniqué « Metiani », le premier album de Tita Nzébi, qui me paraissait une belle réussite. En philologue des sons gabonais qui ont imprégné ma sensibilité, je soulignais la manière dont Tita Nzébi se sert des rythmes tirés du répertoire populaire du peuple ndzébi du Gabon, en particulier celui appelé lingwala, comme substrat esthétique majeur. En effet, le patrimoine ancien se trouve hyperstylisé pour atteindre un degré de sophistication dû à un savant mélange d’instruments modernes, allant du trombone à la trompette et à la guitare électrique. Tita Nzébi inscrit ainsi l’héritage traditionnel dans des canons artistiques postmodernes, dont on sait qu’ils sont travaillés par le métissage.

Le talent de Tita Nzébi, surtout son appropriation et sa réinscription esthétique de la tradition, se confirme dans ce second disque qui nous livre une musique pleine de maturité. Ici la voix et la musique sont d’une telle douceur que je l’associerai toujours à la traversée du pays basque espagnol, une région montagneuse, couverte d’une végétation luxuriante où, par endroit, se détachent des arbres surmontés de couronnes mauves et jaunâtres rappelant la canopée de la forêt gabonaise. La musique de « From Kolkata » magnifiait si bien ce paysage que j’avais le sentiment de voyager au cœur du Gabon.

Tita Nzébi accède progressivement au stade majeur de son art. Celui-ci recèle, comme chez sa compatriote Annie-Flore Batchiellilys, quelque chose de savant, une éthique de la création musicale que l’on ne retrouve pas chez beaucoup d’artistes gabonais dont le recours à la tradition n’est qu’un fond de commerce. Porteuse d’un riche héritage, qui transparaît dans la langue et le contenu de ses chansons, elle adapte ce legs, en retravaille la structure avec une véritable conscience esthétique au point de s’engager sur le terrain dangereux de la politique à travers le titre « Dictature inavouée » qui dénonce la pouvoir dynastique des Bongo.

Mon goût pour la musique de Tita Nzébi est incontestablement lié à ma passion pour la danse traditionnelle du peuple ndzébi, appelée le lingwala. Il existe une diversité de groupes ethniques au Gabon. Ceux-ci ont créé des traditions culturelles à la fois singulières et transversales. De tout ce riche patrimoine, la danse lingwala, que j’ai découverte à travers le groupe Muyenga et la magnifique chorégraphie de l’immense artiste Nicole Amogho (voir sur Youtube le titre « Jeannot », auquel a collaboré Kaki Disco décédé en 2018), m’est apparue comme la plus belle du Gabon. Dans mon livre Méditations senghoriennes : vers une ontologie des régimes esthétiques afro-diasporiques (2015), je consacre des pages entières au lingwala.

Une écoute attentive de la musique nzébi m’a conduit à une réflexion, inspirée du travail du musicologue Simha Rom sur les musiques des « pygmées » : « elle a horreur de l’unisson comme du vide ». J’y ai surtout trouvé une modalité essentielle que j’ai désignée le « staccato ndzébi », examiné en contraste avec « l’ostinato fang ». Je vous en livre une analyse partielle tirée de mon ouvrage : « la musique ndzébi est une véritable pétaudière sonore. Elle se caractérise par un entrelacement de voix et de percussions porté par un rythme en staccato. En règle générale, la musique ndzébi s’accompagne d’une chorégraphie, le lingwala, dominée par des déhanchements latéraux avec de brefs « blocages » ou « pauses ».

Cette danse est constituée de mouvements syncopés et dis¬continus qui exigent une géométrie corporelle précise. Quatre mots peuvent définir le lingwala : la majesté du geste, sa finesse, sa souplesse et sa justesse. Il m’est apparu que pour une meilleure exécution de cette danse, le corps devait avoir un certain volume, un peu de rondeur rend la gestuelle plus harmonieuse. On observe également une occupation latérale de l’espace, avec chez les hommes des mouvements amples des bras s’ouvrant sur les côtés. Les chorégraphies évoquent généralement les comportements animaux comme le pas du canard. Si les Ndzébi sollicitent abondamment les hanches, les Fang, en revanche, privilégient une gestualité chaloupée du thorax et de l’omoplate. » Cette analyse repose essentiellement sur la pièce musicale intitulée « Libindi » du groupe gabonais Muyonghoga.

Pour revenir à Tita Nzébi, il faut souligner que son premier disque « Metiani » inscrivait le rythme lingwala dans un nouveau canon esthétique. « From Kolkata » va plus un loin grâce à des expériences esthétiques audacieuses et réussies. C’est le cas des duos qu’elle forme avec des musiciens indiens dans le titre « Bâul song » et le morceau éponyme de l’album où la magie de l’interpénétration des rythmes indo-gabonais laisse penser que cette belle collaboration musicale va se poursuivre.

Le disque est riche, inventif, sans doute un peu élitiste ― loin du genre populaire apprécié du grand public africain. C’est que le souffle de la forêt de M’bigou se mêle à des airs jazzy se rapprochant du registre musical des chanteuses telles que Lizz Wright, Kellylee Evans ou même la Coréenne Youn Sun Nah. Dans « L’ghôbè », Tita Nzébi a recours au chanté-parlé, soutenu par un choral responsorial masculin, puis termine par un léger scat ― technique de chant dont la paternité est attribuée à Louis Armstrong, consistant en un phrasé fait exclusivement d’onomatopées.

Toute cette richesse et cette inventivité artistique indique que nous sommes face à une œuvre majeure qui explique le succès actuel de Tita Nzébi en France. Les Gabonais peuvent en être fiers car elle est une étoile montante dont la lumière contribue à l’amélioration de l’image de son pays, obscurcie et abîmée par un demi-siècle de « dictature inavouée ».

Marc Mvé Bekale, universitaire et essayiste

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