Mélange des genres

Le sophiste et le politique. A propos des postures et des impostures intellectuelles au Gabon

Le sophiste et le politique. A propos des postures et des impostures intellectuelles au Gabon
Quelques coutumiers de ce fait d’armes © 2018 D.R./Info241

Il y a quelques mois, un document émanant de la Présidence de la République gabonaise dont plusieurs sources attestaient l’authenticité - lire par exemple « Pascaline Bongo, limogée au lendemain de la présidentielle » - faisait sa part de buzz sur la toile gabonaise. On pouvait remarquer qu’il était signé du « Secrétaire Général » de ladite institution dont le nom était curieusement précédé de la mention « Pr. », abréviation de Professeur (des Universités). Bien qu’étant habitués à ce type de « mélange de genres », on est bien tenté de se demander qui de l’universitaire ou du politique s’exprimait ici.

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Qui du militant ou du scientifique exposait ? Sommes-nous dans le « champ » académique ou celui du politique ? La question vaut d’être posée au regard des postures dites « intellectuelles » mais qui, au fond, frisent l’imposture affichée ces derniers temps par nombreux de nos universitaires et/ou autres « intellectuels ». Cela est d’autant plus valable quand on remarque que ces mystifications et confusions sont nourries et entretenues par ceux-là même qui jadis dénonçaient « L’insoutenable condition du clerc gabonais » et qui incarnent aujourd’hui « La trahison des clercs ».

A chacun sa « vocation »

Dans ce pays où même les « chauffeurs particuliers » sont nommés en Conseil des Ministres, on n’a pas besoin d’aller encore lire et rappeler la Constitution ou autres textes législatifs pour constater que pour le commun des Gabonais, la fonction de Secrétaire Général de la présidence de la République est un « poste politique ». Même si le même Conseil des Ministres aime bien souvent rappeler dans certaines de ses nominations, notamment pour la catégorie qui nous intéresse présentement, que c’est « cumulativement avec ses fonctions d’enseignant-chercheur », il est difficilement concevable, en théorie comme en pratique, qu’en un même lieu et un même temps, que le secrétaire général et le présumé Professeur s’expriment (dans tous les sens du terme) simultanément, « cumulativement ».

En plus, si nous convenons avec M. Weber que le « savant et le politique » n’ont pas toujours les mêmes « vocations », cette manie de traîner et brandir partout et n’importe où ses titres et grades universitaires, ne peut qu’être assimilée à une forme de forfaiture qui ne dit pas son nom. La manière dont notre secrétaire général (récemment nommé ministre) exhibe (à considérer aussi au sens le plus large du terme) son tire de « Pr. » (Ndlr : nommé au grade de professeur par Omar Bongo après avoir brillamment échoué au Cames) au Palais présidentiel n’est pas si différente de celle de ces avocats, médecins et autres « agrégés » qui, pourtant, élus au parlement ou nommés au gouvernement, se prévalent encore des titres de Docteur, Maître, etc. comme s’ils étaient au barreau ou dans un CHU. Ou comme c’est le cas de ce « Docteur » dont le titre se confond désormais avec son nom et son prénom du fait que lui-même n’a jamais su distinguer à quel moment et en quel lieu parle et agit le cyber activiste ou « l’intellectuel ». En conséquence, d’aucuns croiraient même qu’il serait au final « docteur » en cyber politique.

Toutes ces manies ne sont pas d’ailleurs si différentes que celles donnant à lire sur certains passeports « fonction : sœur du président la république » ! Comparaison n’est pas raison, certes. Mais ce sont des aberrations qu’on n’observe pas ailleurs. Pour exemple, Obama, Sarkozy ou D. Strauss-Kahn bien qu’ayant eu de longues carrières d’avocats pour les premiers cités et de brillant enseignant d’économie pour le second, une fois entrés en politique, ne se faisaient plus appelés « Maîtres » ou « Professeur ». Car il est clair qu’ils n’avaient plus à ces moments là les mêmes « vocations », car n’intervenant plus dans les mêmes « champs ».

Chacun pourrait toujours trouver des arguments pour défendre sa posture ou son imposture, c’est selon. Mais ce qui est à craindre et à dénoncer face à cette attitude, ce sont les abus et excès en tout genre auxquels elle débouche.

« Même les nazis avaient leurs intellectuels »

En effet, l’intellectuel par essence est considéré comme un éclaireur de consciences, un phare pour la société. Il participe de manière constante à la manifestation de la vérité et au triomphe de la justice. C’est fût notamment le cas, en France, dans l’affaire Dreyfus. Moment à partir duquel d’ailleurs fût vulgarisé ce mot : intellectuel. En plus, si à tort ou à raison on a parlé du 18ème siècle comme celui des « Lumières », c’est en grande partie à cause de nombreuses contributions des scientifiques et intellectuels qui ont changé les manières de penser et d’agir des siècles précédents. Ils ont permis un tant soit peu de tourner le dos à un certain obscurantisme qui prévalent dans nombreuses de nos sociétés.

Or, nombreux de nos « intellectuels », nouveaux poètes de cour royale, par leurs discours et leurs postures nourrissent et entretiennent l’obscurantisme politique en vogue dans notre pays depuis des décennies, en légitimant ou en donnant une caution scientifique à des pratiques parfois les plus rétrogrades. Ainsi, des vérités officielles sont érigées en vérités scientifiques, des opinions strictement partisanes sont présentées comme des données scientifiques, des idéologies, au sens où l’entend Althusser, sont exposées comme des concepts scientifiquement élaborés, des illusions de la transparence et de l’évidence sont érigées en vérités scientifiques (lire par exemple « Les guerres civiles de l’opposition gabonaise : en avant vers le passé » toujours sur le même média en ligne).

Comme « leçon d’histoire », on va servir et se servir d’une Histoire falsifiée, tronquée, égocentrée, une « escroquerie du déni historique » en somme, etc. Alors, plus clairement, face des « intellectuels » qui, comme habités par « une âme de faussaire », « inventent » des théories et concepts pour légitimer les pratiques d’un régime qui, guidé par un machiavélisme primaire, manipule cyniquement la fibre et le clientélisme identitaires et qui organise à répétition des élections meurtrières, au motif qu’ « on ne perd pas les élections qu’on organise », on ne peut que leur rappeler que, d’une part, si « science sans conscience n’est que ruine de l’âme », la politique sans éthique n’est aussi que ruine de la société. Et, d’autre part, comme le chante le rappeur français, Kerry James, « même les nazis avaient leurs intellectuels ».

Le concept abject de « géopolitique à la gabonaise » qui cause tant de mal à notre société, on le doit à nos pseudos « intellectuels ». Ce sont les mêmes qui prétendent donner une certaine caution scientifique au « problème dit ethnique ». Les événements dits « la gare routière », tous les observateurs avisés savent quel était le fond du problème posé. Le régime en place pour discréditer ce mouvement, va tenter de faire croire qu’il était simplement mené par un certain groupe ethnique. Une théorie défendue et légitimée plus tard par les écrits d’un « éminent juriste-politologue-historien ».

Un gouvernement par essence est censé assurer la sécurité et préserver la vie des citoyens. Mais un gouvernement qui, en deux décennies, organisent à répétition des élections meurtrières, n’est-ce pas là un motif pour tout intellectuel de s’« indigner » ? Rien que ça ! Quand le vote devient une « opération à risques » pour la stabilité du pays, n’est-ce pas là motif d’« indignation » ?

Intellectuels ou sophistes ?

Fort de tout ce qui précède, on n’est bien contraint de se demander si nous avons réellement en face de nous des intellectuels ou plutôt des sophistes. Le prestige et les attentes de la société en général vis-à-vis des intellectuels sont quasiment les mêmes partout. Et, on l’a dit, elles peuvent se résumer à apporter « lumière sur points d’ombres », de promouvoir le progressisme. Or, le sophiste, d’après le dictionnaire Larousse, c’est « un maître de rhétorique itinérant qui enseignait l’art de défendre ses intérêts en donnant au discours les apparences de l’objectivité et de la conformité avec les données du savoir. Personne qui use de sophismes, de raisonnements spécieux ». Une définition qui colle bien aux attitudes et discours de nos « intellectuels », car ils ont réponse « scientifique » à tout.

Posez-leur le problème des gouvernements pléthoriques, véritables gouffres financiers, même en temps de crise économique, ils vont vous démontrer « scientifiquement », donc dans un agencement apparemment cohérent de chiffres, d’exemples et de comparaisons à l’appui, que c’est « un faux problème ». Posez-leur le problème de la légitimité des dirigeants africains et pire encore ceux gabonais, dans une démarche prétendument « intellectuelle », « scientifique », « objective », ils vont vous « démontrer » avec « maïeutique » « qui t’a fait roi ». C’est-à-dire, en français facile, que là aussi c’est « un faux problème ».

…Les criquets et les intellectuels

Parlez-leur de la défaillance éthique, morale et professionnelle de « ceux qui incarnent les institutions » de la République, ils vous diront que le vrai problème est incarné par ceux qui critiquent ou dénoncent ces pratiques anachroniques. Parlez-leur de la souveraineté des peuples, ils vous diront, dans un ton assurément plein de mépris et d’arrogance, que les Gabonais ne sont pas encore politiquement matures. De même, quand vous leur parlerez l’alternance politique, véritable essence de toute démocratie, toujours avec des propos avilissants et infantilisant, ils prétendront que « nous sommes encore une jeune démocratie ». Comme qui dirait que « la démocratie était luxe » pour ce peuple pourtant « Considérable » ! Qui sont « les ennemis intimes de la démocratie » au final ?

Dès lors, on comprend aisément pourquoi nos « intellectuels » sont considérés, à côté des criquets, comme les « plus grandes plaies de l’Afrique ». Car, au final, si le continent est à juste titre perçu par le poète comme ce « maladité », ce n’est pas uniquement parce qu’il « est malade de ses dirigeants », mais aussi de ses intellectuels ou, mieux, de ceux qui se font passer pour tels.

Et pour rester dans le cas précis du Gabon, on se rend compte que le trouble causé par « un silure dans la nasse » n’est pas autant périlleux que la présence d’un serpent dans un jardin, tel que nous l’enseigne la mythologie chrétienne. Car nos « intellectuels », ayant goûté et savouré « les délisses de la dictature », prétendent avoir distingué depuis fort longtemps le vrai « fruit de la connaissance et de la vérité », lequel garantirait « la paix » et le bonheur du plus grand nombre. Or, pour les Gabonais dans leur majorité– les moins illuminés à leurs yeux - prouvent chaque fois que l’occasion leur est donnée et ce, au-delà des chiffres et des vérités officiels, qu’ils n’ont pas besoin de cinquante autres années pour savoir, comprendre et distinguer le « péché originel ».

Par Dr Orphé Boutet - Sociologue enseignant et chercheur

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